Récit Carine Doutrelepont, la photographe

16 septembre 2021
Récit Carine Doutrelepont, la photographe

De loin, on croirait voir une ruche, avec ses alvéoles régulières qui remplissent presque toute l’image de leur élégante géométrie. De plus près, on s’aperçoit que ces petites cellules sont des auréoles, les rides profondes d’un sol volcanique, d’où émerge une atmosphère, pleine de suspense, et qui distille chez le spectateur angoisse et émerveillement : cette photo étourdissante prise depuis un hélicoptère au-dessus de l’Etna, suite à une forte tempête de neige, sera exposée par Carine Doutrelepont à la banque Degroof Petercam, dès le 30 septembre (1). « Je ne veux pas que l’on mette l’accent sur moi. En montrant ces images, j’espère participer à une prise de conscience sur la beauté de la Terre et la nécessité d’en prendre soin», explique la photographe. Car, depuis dix ans, l'avocate spécialisée en droit des médias et professeure à l'ULB parcourt, durant ses congés, appareil photo en poche, les terres volcaniques – de l'Islande à Hawaï, de l'Ouganda à l'Italie – accompagnée très souvent de Milena, sa fille cadette (autrice du portrait de sa mère, ici à g.), ou de son compagnon. Les montagnes explosives, « seuls les passionnés s’intéressent à ces endroits-là». Les volcans, un truc d’audacieux, une communauté liée par la conviction d’avoir accès à quelque chose d’unique. Une communauté disparate, aussi –des scientifiques, des vulcanologues, quelques photographes, des voyageurs à la recherche d’aventure– et peu féminine. Qu’est-ce qui les séduit tous ? Le choc est d’abord visuel : « Je suis attirée par leur puissance, leur intensité. La lave originelle nous renvoie à l’origine de la Terre et à nos propres origines. Et leurs couleurs variées, splendides, me fascinent ainsi que les regards que portent sur eux les peuples qui les entourent », s’exalte Carine Doutrelepont.

Leur beauté, « qui réveille l’imaginaire », et « la poésie qui s’en dégage » n’expliquent pas tout. Il y a aussi ce lien fort entre les humains et les volcans. Depuis l’an 1600, les volcans ont tué environ 281 000 personnes, mais on oublie souvent de dire qu’ils font vivre plus qu’ils ne détruisent. L’Islande, par exemple, produit 60 à 70 % de son énergie grâce à la géothermie. En Indonésie, malgré des éruptions parmi les plus meurtrières du globe, les paysans restent à leurs abords, dont les terres sont particulièrement fertiles : trois récoltes de riz au lieu d’une. Tant d’abondance vaut bien quelques remerciements. A Java, pendant la fête du Kesodo, la population multiplie les offrandes au bord des cratères du massif du Tengger. Les croyances sont tenaces, quel que soit le continent. Témoin, ce culte ancestral à Pele, déesse polynésienne du feu. Selon la légende, elle aurait créé Hawaï en nageant vers le sud-est jusqu’au volcan Kilauea, après une dispute avec sa sœur. Aujourd’hui encore, quand elle se fâche, on dit, dans l’archipel, qu’elle remplit sa mission, fait place nette et offre de nouvelles terres.

Carine Doutrelepont revient de chacune de ses expéditions avec des images saisissantes et, surtout, cette conviction : nous ne faisons qu’un avec la nature et prendre soin d’elle, c’est prendre soin de soi et des autres. « Notre civilisation repose encore trop souvent sur des pensées philosophiques absurdes, telle celle de Descartes qui énonça que les animaux, dépourvus d ’âme, de pensée et de langage, se meuvent comme des automates, se contentant de réagir à leur environnement. Cette théorie nie toute conscience et toute souffrance animale et place l’humain dans un statut de domination. »

Il y a incontestablement, enfin, ce dialogue avec la Terre. « Il y a peu d’êtres humains dans les montagnes volcaniques, du moins dans les hauteurs, lorsqu'on emprunte les pentes éruptives. Il se passe quelque chose là-bas, complète l’avocate, un silence, une humilité propice à la réflexion, à l’intériorité. »

« Photographier permet de mieux voir le réel, mais ce n’est pas que regarder, c’est surtout ressentir. »

Découvrir les volcans, c’est se révéler à soi. Leurs humeurs, leur tempérament, parfois le magma enfermé, comprimé, exaspéré sous l’écorce terrestre, s’échappe, bondit, jaillit hors de sa prison : les humains sont bien à leur image. Pour la photographe, la terre volcanique est une allégorie : comme les montagnes cracheuses de cendre et de lave, l’âme humaine possède la lumière, la création, la passion mais renferme aussi des ombres, des noirceurs, des excès, « sa part volcanique, cette sensation de vide qu’on traverse tous et dont on parle peu ».

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« Un art engagé »

S’approcher de certains volcans est une épopée en soi, exténuante. Il faut se lever très tôt – la lumière rasante, celle de l’aube, reste privilégiée, afin d’accentuer le relief–, affronter le froid, le vent. Il y a aussi des difficultés techniques spécifiques et des contraintes. La photo aérienne coûte cher et est tributaire de la météo et des autorisations. Sa première expérience, c’était les montagnes des Virunga, une chaîne de huit volcans entre la République démocratique du Congo, le Rwanda et l’Ouganda, tous endormis à l’exception du Nyamuragira et du Nyiragongo, considéré comme le plus dangereux d’Afrique, qu’elle fera avec son compagnon au lendemain d’une éruption. Où a-t-elle appris cet art ? Comme de nombreux photographes amateurs, ce sont les voyages qui l’ont amenée à la photographie. Mais, pour la photo aérienne, il faut embarquer à bord d’un hélicoptère. Et ça lui demande beaucoup. A 15 ans, Carine Doutrelepont a frôlé le crash d’avion lors d’un vol vers l’Italie. L’épisode lui est longtemps resté comme l’« une de ses plus grandes peurs ». Sa rencontre avec Bertrand Piccard, psychiatre et cofondateur du Solar Impulse, du nom de l’avion capable de voler à la seule énergie solaire, l’a libérée du « stress majeur » de voler et lui donne accès à ce qui est devenu une liberté retrouvée, à laquelle elle aspirait. Dans les ouvrages du médecin, elle puise des méthodes de respiration provenant du yoga et de la méditation, et s’initie à l’hypnose grâce à Jocelyne Thibaut, qui aide notamment des bioingénieurs de l’ULB. Comme Piccard le fait en vol et dans sa pratique médicale, et ce depuis de longues années, elle recourt à l’autohypnose.

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Très vite, ses capacités techniques limitent ses intentions photographiques. Elle prend alors des leçons en France, en Allemagne et aux EtatsUnis et obtient le titre de photographe professionnel en 2019. « Photographier permet de mieux voir le réel, mais ce n’est pas que regarder, c’est surtout ressentir. Une photo est provoquée par une émotion et la transmet idéalement », explique Carine Doutrelepont. Des images fixes contre des images qui passent, qui filent ? Pour elle, c’est aussi une forme d’écriture, où les photos remplacent les mots, un « art engagé » qui permet la rencontre avec l’autre. « Le métier d’avocat reste solitaire quand il s’agit d’écrire. Par ailleurs, dans le travail juridique, on contient, retient son émotion. A l’inverse, dans la photographie, l’émotion et son immédiateté sont le chemin. C’est une rencontre pure car affranchie d’objectifs et de demandes. »

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Des images positives, pas dramatiques. Ce qui peut sembler extravagant ou fou en bas se pare là-haut d’une certaine qualité poétique. « L’écrivain Milan Kundera parle de cette zone du cerveau où serait déposée cette mémoire poétique amoureuse, ce lieu où réside toutes les beautés de nos expériences de nos ressentis, de nos émotions », détaille Carine Doutrelepont. Dans ses clichés, le monde n’est jamais laid ou triste. Ses volcans se déclinent plutôt comme des tableaux, ses portraits comme l’expression du « goût de l’autre », titre du projet qu’elle développe, depuis un an, sur l’altérité et la lutte contre le racisme, avec la collaboration de la Fédération Wallonie-Bruxelles et la maison de la Francité. « Je suis viscéralement optimiste. » Mais la nature, au-delà de la représentation du réel que la photographie appelle souvent, sert, chez elle, de prétexte à une interrogation sur notre manière d’être au monde ; à partager, pour mieux la raconter, l’existence d’hommes, de femmes, des peuples vivant au pied des volcans – ce qui revient à transmettre une forme de mémoire aux autres, aux plus jeunes générations.

« En montrant ces images, j’espère participer à une prise de conscience sur la beauté de la Terre et la nécessité d’en prendre soin. »

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